Création: J'existe encore

Jaclyn Sollars
J'existe encore   
Je ne vois pas dans ses yeux ce que j’ai déjà pu voir.
Son regard se porte au-delà du vaste océan qui s’étend devant nous. Je dirais même qu’il parvient à se poser un peu sur ses enfants. Son fils, son fils qui a grandi. Moi. Oui, maman, j’existe encore, moi. Impossible de tenir compte du nombre de fois où j’ai eu envie de lui dire cette phrase.
Je vois la souffrance dans ses yeux depuis près de dix ans. Je la vois se flétrir, s’échouer dans un monde où plus rien d’autre n’existe que le souvenir de Tom, mon défunt petit frère.
Le temps s’est rafraichi maintenant et je vais couvrir d'une couverture de laine les épaules de ma mère. Ce sentiment étrange m’envahit lorsque je dépose l’édredon sur le corps frêle de cette femme qui m’a un jour portée en son antre.

Un sentiment de déjà vu.

La fenêtre restée grande ouverte laisse entrer un vent glacé. Les papiers du bureau virevoltent dans l’air de la pièce. Maman a encore oublié de la refermer. Elle est endormie, sur le canapé vert en coin. Je vais fermer la fenêtre et m’approche de maman. Elle grelotte dans son sommeil. Ses orteils se recroquevillent, ses paupières frétillent. Je sais alors qu’elle fait un autre de ses rêves où elle retrouve Tom, vivant.
Je borde son corps maigre sous ma couverture préférée, celle où il y a tous les animaux de la savane. Mes pieds reculent et mon corps suit le mouvement. Je m’assieds à l’autre bout de la pièce pour la regarder dormir. Son souffle irrégulier et entrecoupé de soubresauts soudains. Ses mains qui agrippent la couverture comme si elle s’accrochait à la vie.

J’ai neuf ans et mon sourire s’est déjà estompé depuis longtemps.

J’ai le devoir de veiller sur la maison, sur ma sœur et mes parents. Parce qu’ils ont abandonné. Ils sont dépossédés d’eux-mêmes. Ça m’a pris du temps, mais j’ai compris que je ne devrais compter à l’avenir que sur moi.
Maman me remercie d’un regard doux, mais sans plus. Je suis quand même reconnaissant qu'elle ait eu la force de me regarder avec un sentiment dans de ses yeux. Pas comme il y a encore quelques mois où je voyais bien dans son regard sur moi qu'elle ne voyait en fait que Tom.
Moi. Inexistant depuis dix ans.
Chaque soir au creux de mon lit, avant de m'assoupir un instant, blotti dans les songes, je pleure quelque temps. Silencieusement. De toute façon, maman n'aurait jamais rien entendu. Parfois, j'aimerais que ce soit moi qui sois mort à sa place. Moi qui suis disparu. Pour ne plus entendre les plaintes lancinantes de ma mère.

Mon père, qui a un peu plus la tête froide, mais à peine, me dit que maman fait un deuil. Que maman doit accepter la perte de Tom. Et à chaque fois qu'il me dit cela, il se met à pleurer lui aussi. Il me fixe en pleurant et moi je ne souhaite que m'en aller dans ma chambre.

Parce que leur tristesse, je n'en veux pas moi.
Je veux juste vivre ma vie de garçon de neuf ans.

Maman fait un deuil. Maman doit accepter que Tom ne reviendra plus.

Et moi alors?
Je fais le deuil de ma propre existence.

Il n'y a pas un jour où je me réveille sans que la tiédeur de la haine vienne me border.
C'est une évidence. Je déteste mon petit frère mort. Avant je l'aimais bien. Mais maintenant, tout a changé. Je hais que mon monde se soit écroulé en même temps que lui. Et qu'avec sa disparition il ait fait de moi quelqu'un de dissout dans l'univers. Plus personne. Même pas quelqu'un à part entière.

Un jour, j'entre dans la chambre de mon petit frère décédé. J'observe l'état intact des lieux, une main sur la poignée de porte. Maman est encore repassée pour déplier et replier ses vêtements, les placer en ordre de couleur sur le petit lit. Parce qu'à ses yeux,  qu'il habite chaque morceau de tissu. J'avance doucement, en retenant un peu ma respiration. Mes doigts effleurent le dessus des piles d'habits parfaitement pliés. Au bout d'un moment à les fixer, mes mains les agrippent et les jettent sur le sol tiède. Ma colère est si grande que je ne sens plus mon corps. Je ne fais que prendre tout ce qui me passe sous la main et les envoie s'écraser un peu partout. Maman arrive et observe mes gestes. Elle ne dit rien et reste dans l'embrasure de la porte. Une fois que j'ai fini de bouleverser le souvenir gardé intact de mon frère, je passe à côté de ma mère et m'en vais pleurer dans ma propre chambre.

Dans la maison, on n'entend plus désormais les échos des enfants qui jouent et qui rient à travers les pièces. Ce ne sont à présent que de petits bruits sourds qui dirigent l'orchestre.

Les gazouillements de ma petite sœur dans son carrousel.
Le lavabo qui fuit un peu, une goutte à la fois.
J'aimerais fuir moi aussi.
Quelque part où les mamans donnent encore de l'amour.

À neuf ans, je n'existe plus.
Ne suis qu'un futile bibelot parmi tant d'autres que maman ne voit pas. Elle ne voit plus rien d'ailleurs. Je suis perdu. 

 Il y a moi, complètement à droite. Il y a toi, maman, complètement à gauche. Il y a le centre, entre nous. Vide de sens. Celui qu'aucun de nous n'ose franchir. Jamais. L'impression que tu es si loin. Inaccessible. Je me rends compte à quel point ta présence me manque. Je croise ton regard. Mais ne m'y aperçois pas à l'intérieur. Il y a tes prunelles bleues que j'aime tant. Pendant une fraction de seconde, toi et moi on se regarde.

Je les ai comptés, les secondes.

Encore une impression. D'être lourd cette fois. Rempli d'un vide pesant. Je veux juste sentir le bonheur, à cet âge de neuf ans. Je regarde l'enfant que j'étais à cette époque. Et je veux juste qu’il sente le bonheur s'immiscer en lui.

La gorge sèche. La bouche pâteuse et amère. Je gueule en dedans de moi. Les yeux immobiles sur le corps frêle de ma mère. Les larmes se rassemblent sous mes paupières. Je me retourne vers la mer. Étendue éparse qui me calme un peu. Ma tristesse salée s'empare de mes joues rougies. Je ressens l'écho des battements de mon cœur dans ma poitrine. Je ne suis plus qu'une ombre qui veille désormais sur ma mère.

Mon âme délavée se fragmente. Et je ne sais plus qui je suis. Erre entre le mythe des funambules accablés et la réalité bourdonnante de vie. Les vagues de la mer morne viennent lécher mes pieds.

Maman, le reflet de Tom s'est trop ancré en toi. Ton chagrin, immense étendue, me fait perdre la tête. Un jour, je quitterai la maison pour n'y plus revenir. Laisse-moi aller étreindre une autre vie qui m'attend quelque part.

Dans laquelle j'existerai.

J'étire la vie que j'ai en ce moment, pour profiter des rares instants encore en ta présence, maman. Pour essayer de deviner parfois si ton regard me reconnaît pleinement. Parce que le mien en tout cas, il est empreint d'un amour fort pour toi. D'un amour sans limites, dit inconditionnel.

Je me laisse submerger par l'ampleur de mes émotions infinies. Amples, mais parcelles du vaste océan qui s'étire devant moi.

Réflexion critique de la création

            Le travail de création littéraire que j'ai réalisé est en fait l'histoire d'un adolescent qui raconte son point de vue par rapport au deuil que fait sa mère depuis maintenant dix années. Sa famille et lui étaient à la plage[1], un après-midi, et c'est en quelque sorte le déclencheur qui lui faisait se remémorer des souvenirs de son enfance gâchée par la mort de son petit frère. Alors, en déposant une simple couverture sur les épaules de sa mère, le jeune adolescent de dix-sept ans doit alors revivre les sentiments qu'il a vécus étant petit. J'ai écrit les pensées du jeune homme, ses réflexions[2].

            Tout d'abord, le lien qu'il y a avec mon analyse de projet d'intégration est que je parle beaucoup du deuil de la mère perçu par son fils, ainsi que l’immense tristesse qui en découle. Donc, mon but était de rendre mon texte mélancolique, mais quand même avec un brin d'espoir vers la fin de ma nouvelle.

            J'ai souvent mis des espaces entre les phrases, parfois même entre des phrases très courtes, afin de laisser mieux paraître l'émotion, de bien faire ressortir ces phrases en particulier qui représentent en fait les sentiments à vif de mon personnage principal. Les souvenirs racontés, je les ai mis en italique afin de faire la différence entre le présent, où mon personnage de l'adolescent a dix-neuf ans, et le passé, les souvenirs racontés par lui-même. Je pense avoir réussi, puisque dès le début, on comprend que les passages en italique indiquent le passé, étant donné que le jeune homme relate un douloureux souvenir, tout ça en écriture italique. Pour ce qui est de la narration, c'est en fait le jeune homme qui parle.

            Les objectifs de ma création n'étant pas très difficiles, je dirais que c'était assez aisé d'atteindre mon but. Il fallait que je tienne compte de plusieurs détails, tels que de faire attention aux images que je crée avec mes métaphores, c’est-à-dire qu’elles soient claires et qu’elles fonctionnent. Il fallait également que je fasse attention à ce que le récit soit clair, à ne pas mettre trop d’informations afin que le lecteur puisse deviner certains détails tout seul. Finalement, faire attention au temps de verbes. Dans cette présente nouvelle, mon but était de l’écrire entièrement au présent, ce qui incluait les souvenirs que relate mon personnage principal. Pour finir, mon modèle d’inspiration a été le livre Tom est mort de Marie Darrieussecq, un des de mes deux romans de mon projet d’analyse.

            La ressemblance frappante de mon volet création avec mon volet analyse est que mon texte est très mélancolique, un peu lourd, comme le roman de Marie Darrieussecq. Un autre lien important à faire est que c'est l'histoire du second fils de la mère endeuillée dans le roman Tom est mort. Son récit est inventé de toutes pièces et aucun de ses souvenirs n’a été puisé dans le roman sur lequel je me suis basé, c’est-à-dire Tom est mort. La principale différence est que c’est un garçon qui parle et que c’est vraiment son point de vue à lui qui est exposé vis-à-vis ce que sa mère endeuillée vit depuis dix ans.  Une des raisons qui fait que mon texte de création fait partie de la littérature actuelle, c'est que  la narration demeure toujours au présent, même lorsque j'évoque des éléments du passé. Aussi, les phrases courtes et découpées sont plus actuelles et on en voit plus dans les romans de nos jours. Il y a aussi par rapport aux thèmes, comme celui du deuil, qui est actuel puisqu'on a un peu plus de facilité à en parler de nos jours. Finalement, ma nouvelle se déroule dans les temps modernes, comme le roman Tom est mort sur lequel je me suis basé.



[1] M. Darrieussecq, Tom est mort, p.11.
[2] Le lien avec Tom est mort, c’est que je m’inspire de l’ambiance du roman pour recréer une autre ambiance similaire dans ma création. Je m’inspire également du thème du deuil retrouvé dans le roman.